3 juillet 2013
Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Source: Le Monde.fr
L'accusation était retentissante. C'était le 27 mai, au terme du sommet marquant les 50 ans de l'Union africaine (UA). Pendant trois jours, les Etats avaient planché sur la meilleure stratégie pour contrer les poursuites engagées par la Cour pénale internationale (CPI) contre le président du Kenya, Uhuru Kenyatta, fraîchement élu, lorsque le président en exercice de l'UA et premier ministre d'Ethiopie, Hailemariam Desalegn, a accusé la Cour de mener "une sorte de chasse raciale" contre les Africains.
Etablie par traité en 1998, la Cour pénale internationale a ouvert ses portes en 2002. L'idée de créer une cour permanente, chargée de poursuivre les responsables de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, est née dans le sillage du tribunal de Nuremberg, qui avait jugé les principaux dignitaires nazis après la seconde guerre mondiale. Elle faisait suite à la création de plusieurs tribunaux ad hoc chargés de statuer sur les crimes de masse en ex-Yougoslavie, au Rwanda et en Sierra Leone, dans les années 1990. Depuis lors, elle a ouvert des enquêtes dans huit pays, tous africains. De quoi donner corps à l'accusation d'Hailemariam Desalegn.
Parmi la trentaine de responsables poursuivis, Uhuru Kenyatta occupe une place particulière : le président kényan, élu le 4 mars, doit répondre avec son colistier, William Ruto, de crimes contre l'humanité pour des violences commises après l'élection présidentielle de décembre 2007. Le procès doit commencer à l'automne. L'Union africaine voit ces poursuites d'un très mauvais oeil. Dans une résolution, elle s'inquiète de la "menace" que ces actes d'accusation pourraient faire peser "sur les efforts destinés à promouvoir la paix et la sécurité ainsi que la primauté du droit et de la stabilité en Afrique". Uhuru Kenyatta fait l'objet de poursuites depuis 2010. Les pourfendeurs de la CPI voient dans son élection à la présidence un véritable référendum contre l'institution. Ses partisans, eux, assurent que les poursuites ont au contraire permis de tenir, cette fois, des élections dans le calme au Kenya.
LE LABEL "CRIMINEL DE GUERRE"
Quoi qu'il en soit, le label "criminel de guerre" pèse sur Uhuru Kenyatta : ainsi le président américain, Barack Obama, a-t-il soigneusement évité la patrie de son père lors de sa récente tournée africaine. L'Union européenne, elle aussi, est embarrassée. Pourtant, lors d'une visite à Londres, le 7 mai, M. Kenyatta a été longuement reçu par le premier ministre, David Cameron. L'ancienne puissance coloniale ne souhaite pas ternir des relations diplomatiques et économiques fructueuses. Et personne n'a intérêt à susciter une crise politique au Kenya.
Uhuru Kenyatta "ne fait pas l'objet d'un mandat d'arrêt, il s'est toujours présenté devant la Cour", souligne Christian Behrmann, chargé pour Bruxelles des relations avec la CPI. Interrogé sur le risque de déstabilisation du Kenya, Christian Behrmann botte en touche... et invite à contacter l'organisation No Peace Without Justice ("Pas de paix sans justice").
La bataille africaine contre la CPI remonte aux mandats d'arrêt pour génocide et crimes contre l'humanité émis en 2009 contre le président du Soudan Omar Al-Bachir, accusé de crimes de masse au Darfour. Depuis, l'Union africaine a pris plusieurs résolutions contre la Cour, permettant à ses membres de coopérer avec elle "à la carte". Aux accusations de ne s'attaquer qu'aux Africains, la Cour répond que ce sont les Etats africains eux-mêmes - République démocratique du Congo (RDC), Ouganda, République centrafricaine, Côte d'Ivoire et Mali - qui l'ont saisie.
Les raisons de cette situation sont multiples. Peu après l'ouverture de la CPI, en 2002, son premier procureur, Luis Moreno Ocampo, avait mené des tractations secrètes en vue d'obtenir de premières affaires "rapides et faciles", croyant offrir ainsi des victoires faciles à la toute jeune institution. En échange, les gouvernements s'assuraient une certaine protection. L'exemple de la RDC est criant : quelques chefs de milice ont été poursuivis sans qu'aucun haut responsable des guerres de l'Est congolais, qui ont fait des millions de morts, ne soit visé.
L'AFFAIRE LAURENT GBAGBO
Pour tenter d'"apaiser" l'Union africaine, les 122 Etats membres de la Cour ont élu sa candidate, la Gambienne Fatou Bensouda, au poste de procureur en décembre 2011. Plus encline que son prédécesseur à s'opposer aux manoeuvres des Etats, elle s'est exposée à une attaque frontale du Rwanda, fin mai, avant que les juges l'aient enjointe de revoir sa copie, le 3 juin, dans l'affaire Laurent Gbagbo. La procureure s'est vu reprocher d'avoir fondé les poursuites visant l'ancien président ivoirien sur de simples rapports d'ONG et de l'ONU. Comme dans tous ses dossiers, l'affaire a été mal construite. Pendant ce temps, à Abidjan, des victimes des forces pro-Gbagbo sont descendues dans la rue pour protester contre les juges.
Au-delà de l'accusation récurrente d'un manque de rigueur des procureurs, les cibles choisies par la Cour éveillent aussi les doutes sur son indépendance. Le cas kényan est également édifiant : Raila Odinga, dont le parti avait enclenché les violences de 2007, n'a jamais été inquiété. Concurrent malheureux d'Uhuru Kenyatta à l'élection de mars 2013, il était le favori des Occidentaux. Même constat en Côte d'Ivoire, où aucun des partisans du président Alassane Ouattara n'a, à ce jour, été publiquement accusé, ou en Ouganda, où les forces armées ont été épargnées, tandis que sont poursuivis les chefs de la sinistre Armée de résistance du Seigneur (ARS), terrible milice de Joseph Kony. La CPI donne l'impression de choisir ses cibles et, au fond, de conduire une justice de puissants. Ses détracteurs lui reprochent dès lors d'épargner aussi bien George Bush que Vladimir Poutine ou Bachar Al-Assad pour les crimes commis en Irak, en Tchétchénie ou en Syrie.
A sa décharge, l'institution ne peut poursuivre que les ressortissants d'Etats qui ont ratifié son traité, ou ceux qui commettent des crimes sur les territoires de ces derniers. La Syrie, la Russie et les Etats-Unis n'ont pas signé et sont donc quasi exemptés de risques de poursuites. En effet, seul le Conseil de sécurité des Nations unies peut permettre à la Cour d'intervenir sur les territoires des 79 Etats non parties à la CPI.
Or, malgré les pressions occidentales et la mobilisation des ONG, les appels pour saisir la Cour pour les crimes commis en Syrie ont échoué, Pékin et Moscou opposant leur veto à toute procédure contre Damas. Dans les couloirs de la CPI, bâtiment de verre coincé entre une autoroute et une voie de chemin de fer aux confins de La Haye, ce blocage inspire quelques soupirs de soulagement : la Cour semble bien trop fragile aujourd'hui pour conduire une telle affaire.
BIEN DES CONTORSIONS
Face à la Cour, chaque Etat développe sa propre stratégie, au prix de bien des contorsions. L'affaire Ntaganda est à cet égard emblématique : le milicien congolais, frappé par un mandat d'arrêt en juillet 2012, avait frappé "volontairement" à la porte de l'ambassade américaine, mi-mars, pour annoncer sa reddition. Mais c'est l'ambassadeur britannique qui l'accompagnera jusqu'à l'aéroport, afin qu'il s'embarque sur un vol vers La Haye.
"Les Etats-Unis ont utilisé le Royaume-Uni pour ne pas avoir l'air de coopérer avec la Cour", explique alors un diplomate de la région. Quant aux autorités rwandaises, elles nient tout lien avec l'affaire, même si la reddition de ce commandant du M23, une milice soutenue par le Rwanda, permet à Kigali de calmer les critiques. Salomon Baravuga, conseiller politique du M23 en Europe, raconte avoir, "depuis des mois, négocié avec lui pour qu'il aille à La Haye". Le procès n'a pas encore commencé, mais l'affaire Ntaganda illustre à merveille la géopolitique de la justice internationale.
En provoquant l'Union africaine, la Cour a fait bouger ses dirigeants. Depuis plusieurs années, l'UA planche pour se doter d'une Cour contre les crimes de guerre. Une façon de contrer la CPI. Un premier exemple de justice continentale paraît prometteur. Au terme d'un long bras de fer avec la Belgique, l'Union africaine a demandé à Dakar de conduire, "au nom de l'Afrique", le procès de l'ancien président tchadien Hissène Habré.
Quant aux défenseurs de la CPI, ils s'adonnent depuis des mois au "shopping judiciaire", cherchant où la procureure pourrait poser ses filets hors du continent africain. Une dizaine de pays font l'objet d'une analyse de la procureure. Sur la liste figurent l'Afghanistan et la Colombie, visés par la Fédération internationale des droits de l'homme.