16 avril 2011
Le Monde
Albert Bourgi, professeur des universités en droit public
L'interventionnisme militaire de la France en Afrique a décidément la peau dure, comme viennent d'en témoigner les événements de ces dernières semaines en Côte d'Ivoire. Les opérations menées sur le terrain, par la force française Licorne, avec des moyens jamais utilisés jusque-là, et son implication, désormais avérée, sous des formes diverses, dans l'encadrement et l'armement des troupes d'Alassane Ouattara, réveillent le souvenir, parfois accablant, des multiples dérives de la politique africaine de la France entre 1960 et aujourd'hui.
Ainsi, donc, loin des discours sans cesse martelés depuis 2007 sur sa volonté de rompre avec les turpitudes interventionnistes, auxquelles se sont livrés tous ses prédécesseurs sous la Ve République, Nicolas Sarkozy a remis au goût du jour les propos de l'ancien ministre des affaires étrangères, Louis de Guiringaud, qui, en 1978, déclarait sans ambages que "l'Afrique est la seule région du monde où la France peut se prendre pour une grande puissance, capable de changer le cours de l'histoire avec 500 hommes".
Dans le cas présent, le recours aux vielles pratiques interventionnistes a pris une ampleur inégalée sur le plan de l'engagement militaire, au point de rendre inaudible la voix de la France. Si les appels téléphoniques répétés à ses pairs des pays membres de certaines organisations ouest-africaines, où la France conserve une influence, lui ont permis d'isoler diplomatiquement Laurent Gbagbo, Nicolas Sarkozy a, en revanche, été contraint de faire profil bas lors du sommet de l'Union africaine, à la fin janvier. Averti du tollé que pourrait provoquer une prise de position trop marquée sur la Côte d'Ivoire, le président français s'est simplement contenté dans son discours d'en appeler à un règlement du conflit qui déchire ce pays.
Interprétation abusive
En faisant intervenir l'armée française dans la métropole de 5 millions d'habitants qu'est Abidjan, Nicolas Sarkozy a décidé de passer outre la stratégie inaugurée par Jacques Chirac, et surtout son ministre des affaires étrangères d'alors, Dominique de Villepin. Il s'agissait, exception faite de la fusillade de l'Hôtel Ivoire, consécutive au bombardement de la base française de Bouaké en 2004, de s'adosser au dispositif des Nations unies et de s'efforcer d'agir sous le couvert des Nations unies. Même si cette démarche n'a pas empêché les autorités françaises d'instrumentaliser ou d'interpréter abusivement certaines résolutions du Conseil de sécurité, elle a néanmoins permis d'éviter, dans le temps et dans les moyens mis en œuvre, les scènes de guerre auxquelles on assiste aujourd'hui.
Les bombardements aériens quotidiens, dont celui du 10 avril visant directement la résidence de Laurent Gbagbo, et le soutien logistique, stratégique et militaire apporté aux forces d'Alassane Ouattara n'entrent assurément pas dans le mandat donné par la résolution 1975 du Conseil de sécurité, en date du 30 mars. Cette dernière, adoptée à l'unanimité des 15 membres, se limite à autoriser l'Onuci et la force Licorne dans le cadre de leur mandat à protéger les seuls civils "y compris en empêchant l'utilisation des armes lourdes".
Au mandat outrepassé s'ajoute un autre artifice juridique faisant référence à une lettre du secrétaire général de l'ONU, Ben Ki-moon, sollicitant l'intervention militaire de la France, alors qu'une telle initiative est du ressort du Conseil de sécurité, seul habilité à autoriser l'usage de la force.
Ce déni de droit, grave de conséquences, renvoie à de nombreux précédents en matière d'intervention militaire de la France en Afrique. Dans pratiquement tous les cas où l'armée française a agi pour voler au secours d'un président ami menacé par des troubles intérieurs, ou installer un chef d'Etat en lieu et place de celui qui est au pouvoir, les dirigeants français ne se sont jamais embarrassés de savoir si le droit, comme par exemple l'existence d'un accord international, les y autorisait.
Pire, la protection ou l'évacuation des nationaux français a parfois été le prétexte pour une opération de maintien de l'ordre destinée à garder au pouvoir un président, comme ce fut le cas au Gabon, en 1990, où l'armée française, après avoir sécurisé les nationaux français à Port-Gentil, a été surtout assignée à des tâches de maintien de l'ordre à Libreville qui ont permis d'asseoir le pouvoir d'Omar Bongo.
Alors qu'il se prévaut de la légitimité conférée par le suffrage universel, Alassane Ouattara traîne désormais l'image d'un chef d'Etat arrivé au pouvoir dans les fourgons de l'armée de l'ex-puissance coloniale.