11 août 2008
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Lu le 11 août 2008
Dossier dans le cadre du cours de maîtrise "Etat et société en Afrique" de M. Zobel à Paris 8 Saint-Denis
Comprendre et assumer son héritage : un enjeu des relations Europe-Afrique
"Dans le champ des représentations qui s'y rattachent, l'Afrique est investie d'une multitude de significations, de divers contenus imaginaires, de fantasmes qui forment la "vérité" du monde africain, sa différence fondamentale", écrit Françoise Vergès, dans un ouvrage récent, dans lequel elle élabore une critique de la politique humanitaire. Plus loin, elle dit de ce continent, dont l'histoire, qu'on le veuille ou non, est, depuis maintenant des siècles, entrelacée à la nôtre : "l'Afrique attire tous ceux qui sont fascinés par l'abîme du Mal et veulent soit s'y perdre, soit y trouver une rédemption. Ce manque, cette identité en "creux", il s'agit de les combler".
Les représentations politiques de l'Afrique, sont, depuis maintenant plusieurs années, globalement négatives. Elles sont en outre très passionnées, chargées d'une forte dose d'émotion, tant chez les Européens que chez les Africains eux-mêmes…Pour certains, l'Afrique est le symbole vivant d'une étrangeté absolue, d'un univers incompréhensible dont les voies demeureront à jamais impénétrables, objet parfois de mépris et de rejet. Pour d'autres, le continent est l'objet de passions diverses et variées, d'un amour exclusif, d'une tendresse émue ou encore d'un apitoiement quelque peu condescendant.
L'Europe, on a tendance à l'ignorer, est réciproquement l'objet de sentiments ambivalents et parfois contradictoires, de fantasmes et d'investissements symboliques très forts. Au-delà de l'inégalité criante qui marque, sur la scène géopolitique, les rapports Nord-Sud, ces représentations incertaines sont aussi le produit d'un héritage, elles ont une genèse, dont on gagera ici qu'elle doit être à nouveau explorée.
Un tel retour paraît d'autant plus nécessaire que l'enjeu de l'élucidation des causes des difficultés que traverse aujourd'hui l'Afrique paraît grevé par un passé récent, encore trop lourd à assumer. Les partis pris historiques d'un courant idéologique aussi influent que celui de la "Renaissance africaine" illustrent à merveille cette réalité. Tabho Mbeki, actuel président de l'Afrique du Sud et théoricien de ce mouvement rénovateur, estime ainsi que l'Afrique, pour aller de l'avant, doit se pencher sur son histoire précoloniale, considérée comme "une vie antérieure, une vie stoppée par une série d'événements douloureux et traumatisants qui ont fini par plonger le continent dans les ténèbres et signer son arrêt de mort". Dépasser les traumatismes issus de cette césure radicale supposerait en fait de s'en détourner, pour se replonger dans un "avant" nécessairement meilleur.
S'il est certain que la constitution d'un patrimoine historique africain précolonial est absolument légitime, on pourrait pourtant craindre deux choses. D'une part, que cette mémoire sélective oblitère les continuités et les responsabilités proprement africaines dans ce qui s'est passé sur le continent, d'autre part que la complexité et la force de l'impact de la colonisation européenne ne soient négligées, laissant place à une condamnation aveugle et irréfléchie, au nom d'un "âge d'or" idéalisé.
On gagera au contraire ici qu'il est temps que soie nt explorées à nouveau, avec responsabilité et franchise, ces fameuses ténèbres. A cet égard, une analyse réellement "dépassionnée" de l'Afrique supposerait aussi que soient dépassés les grands mythes de notre post-modernité, laquelle confond souvent par trop morale et politique.
C'est en cela que la façon dont Hannah Arendt, penseur américaine d'origine allemande, traite de l'Afrique, dans L'impérialisme, paru en 1951, peut paraître intéressante. Non spécialiste de la question, d'une formation philosophique classique alliée à une expérience biographique marquée par les grands événements de son temps, Hannah Arendt nous livre un point de vue original et sans concessions. Helléniste et latiniste, farouchement attachée à l'héritage gréco-romain et à son plu s précieux legs : la politique, Arendt, malgré sa fuite hors de l'Allemagne nazie puis de l'Europe occupée, ne renia jamais son appartenance au monde occidental.
En tant que penseur du politique, elle ne prétendit jamais délivrer des analyses à validité universelle, mais plutôt une perpective sur le monde, lui-même fruit d'une pluralité de perspectives. Elle est avant tout une Européenne, soucieuse de comprendre la genèse des événements tragiques qui ont déchiré le continent auquel elle avait appartenu, avant d'en être chassée. Si l'objet de L'impérialisme est donc d'abord de montrer en quoi l'expérience impérialiste joua un rôle dans l'élaboration des méthodes totalitaires qui frapperont l'Europe du XX° siècle, l'approche arendtienne de l'Afrique, bien qu'incidente, recèle de sagaces intuit ions et de puissantes analyses. Celles-ci pourraient bien nous éclairer sur la genèse des rapports contemporains de l'Afrique noire avec les anciennes puissances coloniales européennes.
Nous essaierons donc de voir en quoi une nouvelle approche historico-politique de la mise en relation de l'Afrique avec l'Europe pourrait nous aider à penser le temps présent de ce rapport, tout en évitant les écueils que le passé semble avoir soigneusement disposés sur cette voie. Une présentation décomplexée de ce phénomène historique et politique inouï nous permettrait également d'en finir avec l'idée de l'éternelle reconduction du rapport colonial. Considérer les Africains comme les acteurs participant d'une histoire, quelle qu'en soit la dimension tragique, est en effet l'indispensable préalable à l'établissement de relations r&eacut e;ellement politiques. Celles-ci devront considérer des acteurs, des citoyens, non pas des sujets éternellement passifs, inaptes à la responsabilité et, en conséquence, indignes d'une réelle liberté. C'est dans cette perspective que les termes dans lesquels nous rendons couramment compte du nouage des relations entre le "Vieux Continent" et "le Continent Noir", ainsi que les intentions des protagonistes d'un tel événement, seront ici revisités à travers l'approche arendtienne.
Dans un premier temps, nous verrons que Hannah Arendt, excipant de la littérature coloniale, réinvestit la vision qu'eurent de l'Afrique les premiers Européens qui y débarquèrent. Le choc de la rencontre doit être pleinement restitué si l'on veut comprendre la genèse de l'idéologie de race et son rapport apparemment aporétique av ec l'idée d'une même Humanité. La mise en évidence des faits et phénomènes concrets ayant donné naissance à la "conscience de race", qui jusque là n'avait eu aucun rôle politique décisif en Europe, permettrait aussi de relativiser la bipartition de l'Humanité entre blancs et noirs, acquise, au moins dans les consciences. L'essentialisation de la race, érigée en "principe du corps politique" établi en Afrique par les Européens, a survécu au système colonial, sous la forme de l'opposition blanc-noir, et de ses ribambelles de complexes, ou, à un niveau qui se veut plus profond, dans la problématique de la "négritude" et du fait de se revendiquer comme noir. Cette appropriation de la race, comme attribut identitaire individuel, s'inscrit, estime Arendt, non pas dans un mouvement de prise de conscience de so n soi authentique, mais plutôt dans la droite filiation du mythe bourgeois de l'identité innée, souvent assorti d'ailleurs du culte exotiste de l'exceptionnalité. Issues de cercles d'intellectuels antillais, américains, africains ou de la diaspora européenne, tous très au fait de la culture occidentale, ces idées ont été diffusées au point de se cristalliser en une doxa en passe d'être communément admise. L'un de ses postulats est l'irréductibilité et l'étrangeté absolues, l'élection, pourrait-on dire de l'Afrique. Il s'agira ici d'en déconstruire la genèse, de mettre au jour sa finalité originelle et d'en pointer les multiples conséquences.
Identifier, dans une seconde partie (II.), les rapports de force politiques qui donnèrent toute possibilité d'action au courant impérialiste, s'intéresser à ses acteurs, du point de vue de leur place dans les sociétés européennes et de leurs idéaux, permettrait de reconnaître que l'impérialisme n'était ni un processus inévitable, ni une idéologie intrinsèque à l'ethos européen, ni un projet unanimement impulsé et porté par toutes les couches de la population européenne. Du point de vue de l'Afrique contemporaine, l'enjeu est de taille dès lors que contre l'avis de ceux qui estiment que l'Europe entière a colonisé et voulu coloniser - qu'ils y voient un mal radical ou la promesse de la civilisation- le fait est que les Européens qui avaient migré ne laissèrent derrière eux que des bribes, et parfois les plus mauvaises, de la culture occidentale. L'approche arendtienne de la société coloniale et de ses rapports conflictuels avec la métropole é clairera aussi des phénomènes qui touchent plus spécifiquement l'Afrique politique contemporaine.. La prégnance de l'administratif sur le politique -de la gestion économique prétendument rationalisée à l'utilisation de méthodes inédites de répression -, la méfiance à l'égard de tout espace public -et le culte du secret qui en découle -, la personnalisation du pouvoir et de la décision ou encore le mépris pour la loi : tous ces phénomènes prétendument intrinsèquement africains étaient en fait largement portés par le mouvement impérialiste européen et le régime politique qu'il implanta. Celui-là même dont héritèrent les premiers dirigeants africains.
"Comprendre [...], estimait Hannah Arendt, ne signifie pas nier ce qui est révoltant [....]. Cela veut plut ôt dire examiner et porter en toute conscience le fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé en fait devait fatalement arriver". Appliquer à la question des rapports Europe-Afrique un tel principe de compréhension permettrait de dépasser enfin les anathèmes moraux ou le sentimentalisme philanthrope dont font preuve certains, pour mieux assumer ensemble un héritage qui nous est, de fait, commun.
I. D'inhumaines tribus humaines : les origines de la race
1. l'omniprésence de la nature et l'absence de paysage humain
La rencontre d'une autre humanité
L'existence de l'Humanité est aujourd'hui un fait acquis qui revêt en outre une forte charge symbolique dans les espaces publics occidentaux comme dans l'espace public international. Déclinée sous la f orme de l'universalité des droits de l'homme, cette valeur de la modernité a pris une importance fondamentale. La revisitation par l'historien des guerres et massacres passés réchampit donc violemment sur le contexte de sociétés dont les armées se professionnalisent, dont les Etats ont les moyens, d'ailleurs pas toujours pacifiques, de maintenir des relations apaisées avec l'extérieur et dont l'un des soucis les plus haut placés réside dans le prolongement et le soulagement indéfinis d'une vie enfin expurgée des inévitables douleurs physiques qui paraissaient devoir irrémédiablement l'accompagner jusqu'ici. Une des postures intellectuelles les plus en vogue aujourd'hui peut donc être celle de la "prise de conscience" de tous ces faits inhumains et, à ce titre, révoltants, qui jalonnent notre passé.
Concernant l'Afrique et s a mise en relation directe avec les "envoyés" des pays colonisateurs, une question fait très vite saillie. Les Européens qui y débarquèrent considéraient-ils les indigènes comme des êtres humains à part entière, comme des membres égaux de la même Humanité ? A quoi l'on serait tenté de répondre, au vu et au su du racisme et des massacres de masse, commis au nom des puissances coloniales européennes, par la négative.
Hannah Arendt, volontiers polémiste mais pugnace à comprendre l'histoire des hommes, d'un point de vue phénoménal ancré dans le réel, avance un autre point de vue sur la question. La première de ces interrogations a ainsi trait à la rencontre des Européens avec le monde de l'Afrique, en tant qu'expérience inouïe d'une autre Humanité. Son approche n'est n i morale, ni historique, ni philosophique : elle se veut en fait non métaphysique.. Cette rencontre en tant qu'expérience humaine inédite est au cour des représentations européennes des Africains d'une part, et, par un inévitable ricochet, de la propre vision que ces derniers ont d'eux-mêmes. Plutôt que de s'insurger sans fin contre tels et tels préjugés et de les condamner sans les déconstruire, Arendt se propose de remonter à l'expérience qui leur est sous-jacente. C'est ainsi que l'on pourra en comprendre les interprétations qui formeraient bientôt des lieux communs, parfois de véritables idéologies.
Une différence défiant l'imagination
Arendt rappelle d'abord que l'Afrique, contrairement à l'Amérique et à l'Asie, était, avant le XIX° siècle, "le seul continent auquel l'Europe n'a vait pas touché au cours de son histoire coloniale". C'est pour cela que, selon elle, "l'existence d' "hommes préhistoriques" [avait eu peu] d'influence sur l'homme occidental avant la mêlée pour l'Afrique". Quelles pouvaient être alors, en l'absence de tout schème explicatif, les impressions des aventuriers européens qui s'étaient introduits sur le continent ?
Selon Arendt, c'est d'abord le rapport particulier du monde africain à la nature qui fit de la rencontre "la terrifiante expérience d'une différence défiant l'imagination ou toute compréhension". Régnait en effet en Afrique "une nature intacte, hostile au point d'être écrasante, et que nul ne s'était jamais soucié de transformer en paysage humain". Citant Cour des ténèbres de Conrad, elle en dégage les impressions suivantes : & quot;Nous ne pouvions pas comprendre [notre environnement] parce que nous étions trop loin pour nous souvenir, parce que nous voyagions dans la nuit des temps, ces temps qui sont passés sans presque laisser de trace -et sans laisser de souvenir. Le monde semblait surnaturel [...]".
A l'aune de la vision téléologique de l'histoire qui avait, depuis l'entrée dans l'époque moderne, pris le relais de l'eschatologie chrétienne, l'Afrique était abordée, au mieux comme une plongée dans les profondeurs originelles du monde, au pire comme un voyage hors du temps. Dans les deux cas, c'est tout l'espace-temps tel que l'Europe de la modernité le concevait et au sein duquel la vie de l'homme prenait sens, qui semblait remis en cause. Même le citoyen abstrait que la France avait prétendu sacraliser dans sa déclaration des droits de l'homme était encore lié au monde arti ficiel, fait de pierre et de bois, par le lien juridique et sacré de la propriété privée.
Les races comme "êtres humains naturels"
Arendt rappelle que le mot "race" n'avait pas le sens qu'on lui attribue dans l'histoire contemporaine, avant de se trouver transplanté dans les conditions de vie propres à un monde africain saturé de nature. L'originalité de l'approche arendtienne est de refuser en bloc l'explication de la race par la couleur de la peau, explication qui fut majoritairement reprise, tant par les défenseurs du racisme que par leurs contradicteurs, entre autres les chantres de la négritude. Hannah Arendt rappelle que la race noire formait aux yeux des Européens le "spécimen d'une survivance accidentelle des premières formes de la vie humaine" ou les "survivantes post-historiques de quelque cataclysme qui a mis fin &agr ave; une civilisation dont nous ne savons rien". L'apparente absence d'historicité du monde africain nimbait le continent d'un mystère dont l'Europe semblait désormais dépourvue. En outre, c'est "dans les régions où la nature était particulièrement hostile" que les races furent considérées comme une réalité cruciale. "Ce qui les rendait différentes des autres êtres humains ne tenait pas du tout à la couleur de leur peau ou à leur soi-disant laideur, mais au fait qu'elles se comportaient comme partie intégrante de la nature, qu'elles traitaient la nature comme leur maître incontesté, qu'elles n'avaient pas créé un monde humain, une réalité humaine, et que la nature pour elles était par conséquent demeurée, dans toute sa majesté, la seule et toute-puissante réalit&ea cute;". Selon cette analyse, le critère discriminant est donc civilisationnel, dirions-nous, et non biologique ou physique. La rationalisation par la couleur de la peau puis par sa cohorte de préjugés hygiénistes serait donc postérieure. Pour résumer, les races étaient "des êtres humains "naturels", à qui manquait le caractère spécifiquement humain, la réalité spécifiquement humaine [...]".
2. le déracinement comme mode de vie
L'absence de patria et de référence transcendante
Hannah Arendt, elle-même marquée par l'expérience de la perte de citoyenneté, par l'exil forcé et, l'espace de quelques années, l'errance en Europe, resta passionnément attachée et fascinée par "le sentiment européen du territoire, d'une patria bien à soi". Elle souligna aussi toujours la dimension originellement et essentiellement territoriale du politique, du rôle de la fondation à Rome, de celui de la geste des colons grecs associant la possession d'une terre délimitée à la jouissance du statut de citoyen, au simple fait que la loi n'existe pas sans son espace territorial d'application. Une étymologie du mot grec polis renverrait même à la notion de "mur d'enceinte", de palissade, ce qui signifierait que la Cité est un espace originellement borné. Complémentaire du territoire politique délimité, la propriété privée suscita chez Arendt le même souci. En reconnaissant un espace privé, on garantissait le respect de ce qui doit rester caché, notamment l'intimité. On protégeait en même temps la politique contre l'intrusion des affaires privées et des processus vitaux.
Or, dans le Sud du continent africain, "[...] les tribus noires [...] depuis des siècles erraient [....] -se sentant chez eux là où la horde se trouvait être, et fuyant comme la peste toute tentative d'établissement déterminé". Les migrations répétées, l'abandon du sol dès l'épuisement de ses ressources primaires, le fait de se sentir partout chez soi, de fusionner si aisément avec la nature, l'exit option, qui permet, en cas de conflit, de quitter sa "communauté politique" pour des zones de refuge, le principe de "fission" qui suppose la fluence et le renouvellement constant des "espaces communs", la mobilité des groupes, leur indéfinition ; tous ces phénomènes s'affrontent directement au référent gréco-romain dont Arendt se voulait l'héritière, mais aussi, à un niveau plus concret, aux conceptions de la vie civilisée de l'Européen de l'époque moderne.
La race comme ultime référent
L'adoption d'un tel mode de vie par un Européen comportait donc en germe, pense Arendt, la tentation de déplacer le référent commun et transcendant de la patria, notion territoriale, à celui de la race, notion absolument discriminante, liée à la vie des individus et non plus à l'espace commun duquel ils participent. "Le déracinement caractérise toutes les organisations de race. Ce que les "mouvements" européens cherchèrent sciemment : transformer le peuple en horde, peut être observé comme une expérience de laboratoire dans la précoce et triste tentative des Boers", premiers Européens installés en Afrique du Sud. L'absence, du côté africain, d'une p erception culturelle de soi que les Européens auraient pu interpréter dans leurs termes, participa également de l'identification à la race. En effet, "le mot "race" ne revêt de sens précis que lorsque les peuples se trouvent confrontés à de telles tribus dont ils ne possèdent aucun témoignage historique et qui n'ont, quant à elles, aucune connaissance de leur propre histoire".
L'absence de corps politique, d'organisation communautaire, de "territoire [...] nettement colonisé", et même l'absence de sentiment de servir "une civilisation blanche", la perte des "liens de paysans avec la terre [et du] sentiment d'hommes civilisés par une solidarité humaine" participèrent de l'émergence, au sein des groupes européens de Boers, d'une conscience inouïe : la conscience de race. La seule appartenance qu' ils pouvaient encore revendiquer au sein de cette étrange Afrique était leur appartenance à la communauté blanche, revendication possible dans la mesure où le concept de race semblait réellement décrire leur condition. En fait, estime Arendt, "les Boers furent le premier groupe européen à abandonner l'orgueil que l'homme occidental trouvait à vivre dans un monde créé et fabriqué par lui". En négligeant le travail et en s'en déchargeant sur les esclaves noirs, ils donneraient de plus à la race son sens économique. La race privilégiée dépendait du travail d'autrui et pouvait passer son temps à goberger.
3. être plus ou moins humain
Le racisme, réponse à la commune appartenance à l'humanité
Mais pour qu'émerge la notion de race, et pour que des hommes attribuent à d'autres et inévitablement à eux-mêmes en retour une identité de race, il fallait avant tout qu'ils fussent convaincus d'appartenir à la même et unique Humanité. Nous avons vu que Arendt mettait l'accent sur le rapport des êtres humains avec la nature comme critère d'une différence radicale. Le racisme n'est donc pas né ipso facto du sentiment que le groupe visé n'appartenait pas à la même Humanité. La question est de taille car le sentiment de "déni d'humanité" est vivace et insupportable pour tous ceux qui ont expérimenté la jouissance de droits effectivement reconnus et le statut implicite d'être humain pourvu d'une dignité minimale dans les pays dits "démocratiques", où, bien souvent, s'écrit l'histoire de l'Afrique.
Or, nous dit Arendt, c'est au contraire la conscience qu'eure nt les Européens de leur commune parenté avec les indigènes qui poussa certains, par réaction à l'insupportable proximité de ces hommes avec la nature, à établir des distinctions de race. C'est la simultanéité des sentiments antithétiques d'une complète similitude, du point de vue du métabolisme humain, et d'un extrême éloignement du point de vue de l'organisation de leur monde, qui provoqua l'horreur devant l'Afrique . Comme le dit Arendt, et contrairement à ce que l'on retient le plus souvent, et qui ressortit de la propagande et du folklore racistes, les Européens ne purent "déclarer tout simplement que ces créatures n'étaient pas des êtres humains" et n'étaient que "des animaux sauvages". En effet, "en dépit de toute explication idéologique, les hommes noirs s'entêtaient [...] à conserver leurs traits humains".
Ici naîtrait l'un des ingrédients du fameux "complexe de supériorité" des Européens et de tous ses avatars. Ceux-ci, trop conscients de leur parenté avec des Africains, humains mais par ailleurs inférieurs, "n'avaient plus qu'à considérer leur propre humanité et à décréter qu'ils étaient eux-mêmes plus qu'humains, et manifestement élus par Dieu pour être les dieux des hommes noirs", au détriment de la doctrine chrétienne de l'origine commune des hommes. C'est est au nom de ce principe que les Boers, en Afrique du Sud, prirent la place des chefs traditionnels qu'ils avaient pourtant combattus. L'analyse arendtienne de l'installation d'une communauté de race blanche dans la position dominante s'achève ici. On peut pourtant tenter d'en pousser plus loin encore les i mplications.
La production d'un monde artificiel
Le critère discriminant adopté pour éclairer l'émergence de la conscience de race était donc l'opposition entre d'une part l'appartenance à la nature et de l'autre l'appartenance à un monde que l'on a le sentiment d'avoir édifié. La race puis la prétention à la supériorité d'un groupe d'hommes sur un autre recouvraient en partie la faculté de produire un monde artificiel -du mobilier urbain aux instruments de la violence- et de contrecarrer les processus naturels, en dehors de toute affirmation éthique, morale ou philosophique.
Prendre en compte ce critère que Arendt établit, sans pour autant mettre au jour toutes ses implications, notamment politico-économiques, semble décisif pour comprendre l'Afrique contemporaine. L'attrait formidable et quasi magique qu'exerce l'Occiden t matériel et technique sur certaines populations, et en particulier sur les élites africaines ; la tendance de ces mêmes élites à faire preuve d'un matérialisme dont l'ostentation est parfois choquante et dont les conséquences socio-économiques pèsent lourdement sur les populations, produisant une insertion de l'Afrique au système capitaliste mondial humainement très coûteuse : tous ces phénomènes ont certainement à voir, au-delà des atavismes culturels dits "traditionnels", avec cette distinction qu'introduisirent les Européens. Aujourd'hui, la mondialisation et la mobilité accrue des informations, des biens et des hommes semblent raviver l'influence de l'Occident matériel.. Les détenteurs du capital et des biens matériels symboliques dérivés du monde humain artificiel ont donc du pouvoir.
Dans la persp ective arendtienne, ces biens octroieraient en fait à leurs possesseurs l'illusion d'un surplus d'humanité vis-à-vis de ceux qui en sont dépourvus. La prégnance d'un tel critère de discrimination, dont la politisation fut l'ouvre des Européens, pourrait bien obérer l'émergence d'un véritable espace public politique africain. De plus, la conscience du fait que ces produits artificiels sont conçus et fabriqués par les mondes occidentaux reconduirait un sentiment de dépendance qui fait qu'au sein d'une même Humanité persiste une hiérarchie, vécue comme une profonde inégalité.
Revenir sur la genèse d'un tel rapport d'inégalité, est cependant nécessaire. Car si l'impérialisme mit certes en relation plus étroite et plus violente que jamais auparavant l'Europe et l'Afrique, toute l'Europe ne prit pas le l arge et la tradition de pensée européenne dans son entier ne porta pas en germe le "partage de l'Afrique". Nous ne parlerons même pas de la question de l'investissement, actif ou pas, des "opinions publiques", et, plus délicat encore, de celui des masses, dans le projet colonial.
Mais à qui donc furent confrontés les mondes africains ? A des Européens certes, à des blancs à n'en pas douter. Mais si l'on veut éviter l'écueil d'un manichéisme qui pourrait légitimer à terme les positions les plus absolues, si l'on veut en outre comprendre ce qu'a "légué" la présence coloniale en Afrique, loin des visions apologétiques des deux bords -la civilisation pour les uns, tous leurs maux actuels pour les autres- il faut se pencher sur la complexité du mouvement impérialiste, et, de là, sur celle de l'Europe d e la fin du XIX° siècle. A ce titre également, l'ouvre de Hannah Arendt s'avère être intéressante.
A suivre